vendredi 6 juin 2008

VICTOR JARA UN CHANT INACHEVÉ



COUVERTURE DU LIVRE « VICTOR JARA UN CHANT INACHEVÉ  » DE JOAN JARA, [BIOGRAPHIE]  EDITEUR : ADEN  PUBLICATION :15/9/2007

Victor Jara: un chant inachevé (extraits)
Traduit de l'espagnol par Mikaël Herviaux
(Publié avec l'aimable autorisation des editions Aden et Biliki)

1. Une fin et un début

            5 octobre 1973. Escortée par le consul britannique, je marchais sur le tarmac de l’Aéroport Pudahuel de Santiago en direction de l’avion. J’étais alors une personne sans identité. Ce que j’avais bien pu être jusque-là – danseuse ? chorégraphe ? Professeur ? Épouse ? –, je ne l’étais déjà plus. Je regardai mes deux petites filles devant moi, pâles et soumises, qui s’installaient sur leur siège sans même se disputer la place près du hublot, et je pris alors soudainement conscience qu’elles ne dépendaient plus désormais que de moi.

Évidemment, j’avais aussi besoin d’elles pour continuer à vivre. Je savais qu’une partie de moi avait rejoint cet homme dont le cadavre gisait maintenant au fond d’un cercueil, dans une niche de béton placée près d’un mur, tout au fond du Cimetière Général de Santiago.

J’avais fait recouvrir cette niche d’une dalle un peu grossière sur laquelle on pouvait lire, simplement :

Victor Jara
14 septembre 1973

(...)

Tandis que sous mes pieds disparaissait Santiago, gris et flou dans la plaine de la Vallée Centrale, je me suis demandé quand j’allais bien pouvoir y revenir et revoir mes amis. Apparurent alors les contreforts de la cordillère et sa végétation clairsemée – le Cajon de Maipo, où j’avais passé tant de vacances ressemblait donc à cela ? ! – puis la cordillère, cette grande masse de hauts sommets, ce désert solitaire de glace et de neige aux dents de pierre, spectacle saisissant et qui ne lasse jamais… et enfin, le dernier adieu au Chili… la patrie de Victor… le foyer de mes enfants… le mien.

Les filles s’étaient assoupies sur leurs sièges. Seule et éveillée, je sentis que Victor était avec nous comme s’il me suffisait de tendre la main pour le toucher. Je savais que je devais m’habituer à la vie sans lui, mais dans le même temps, je me rendais compte qu’il ferait à jamais partie de moi-même, comme si en mourant, il était venu m’habiter avec une intensité que je ne pouvais soupçonner lorsqu’il était à mes côtés. Cela m’a donné du courage et m’a fait comprendre que je ne serais jamais seule. J’allais à présent déployer toutes mes forces pour que Victor, à travers sa musique et ses enregistrements, continue de travailler pour la cause qui était la sienne.

Ses assassins avaient sous-estimé le pouvoir de la chanson. (...)

Il y avait tellement de couches sociales au Chili qu’on aurait dit un mille-feuille. Les distinctions entre elles étaient d’ailleurs si subtiles que je n’arrivais pas au début à saisir leurs fines différences. Un jour, une amie m’invita à passer des vacances dans le Sud, dans sa propriété. Son mari et elle possédaient de vastes vignobles et une usine qui produisait du vin. Au cours d’un déjeuner, son époux m’expliqua que si un paysan venait à se déclarer en grève ou à donner des signes de rébellion, il l’exécuterait sur le champ. “ Faut tuer les communistes ”, me dit-il. Un peu plus tard, tiré de sa sieste, il était en robe de chambre au milieu des champs et courait derrière moi, me demandant pardon pour ce qui pouvait être considéré comme une insulte envers mon mari. Mon amphitryon appartenait à ce groupe restreint de familles qui envoient leurs enfants étudier en Europe, vont à l’opéra de Milan et au théâtre à Londres, achètent leurs vêtements à Paris et parfois même, parlent français et anglais à la maison. C’est ainsi que je fis la connaissance de l’oligarchie chilienne, les pitucos.

J’ai appris également un autre terme à cette époque : roto. Dans mon dictionnaire, cela voulait dire inutilisable ou détruit, mais on s’en servait aussi dans le langage courant pour décrire les pauvres, les démunis. Le mot sous-tendait des attributs physiques déterminés: le type indigène, les cheveux et la peau sombres, une petite taille et une propension à la paresse, à la malhonnêteté et à l’alcoolisme. Ainsi pouvait-on caractériser les pauvres. Dans le même temps, on considérait que le Chilien “ roto ” était un grand patriote, une sorte de bouffon doué d’un sens inné de l’humour dans l’adversité. Ce schéma caricatural avait été inventé par le système pour que les classes basses se reconnaissent entre elles et qu’elles comprennent où était leur place.

Si j’étais bel et bien en train de m’établir au Chili, je restais encore une gringa aux yeux des autres. Ce sobriquet donné aux étrangers à tête blonde était parfois affectueux. Le plus souvent  pourtant, il était insultant. Comme dans “ Gringo, go home ! ”. Il renvoyait l’image d’une personne insipide, dénuée d’humour et relativement rigide. Mais être gringa pouvait aussi faire snob. D’ailleurs, mon niveau social s’éleva automatiquement, tout le monde pensant que ce qui était importé, de la culture jusqu’aux réchauds à pétrole, était forcément supérieur. D’une certaine façon, ta seule qualité d’anglais te faisait entrer dans le club très sélect des gens riches et distingués, les pitucos, comme si tu étais parent avec la reine mère. (...)

Quand Patricio m’a laissé tomber, je me suis sentie comme une intruse inutile et indésirable au Chili. Mais j’étais là depuis trop longtemps et la plupart de mes liens avec l’Angleterre étaient rompus. Et puis, l’idée de rentrer “ chez moi ” m’était insupportable. Je me souviens à peine de cet interminable hiver. Je sais juste que le plus clair de mon temps, je l’ai passé dans mon lit, avec ce corps malade. Plusieurs fois, j’ai tenté de reprendre l’entraînement, tout en étant bien consciente que je ne pourrais plus jamais travailler avec Patricio. Seulement, mes efforts étaient toujours frustrés par ma mauvaise santé et mes problèmes de colonne vertébrale. Il me fallait un traitement prolongé et peut-être même, m’avait-on dit, une opération chirurgicale. Caresser l’idée de poursuivre ma carrière, la seule chose qui semblait me rester, était probablement une pure folie.

Un soir monotone de ma longue convalescence, encore prisonnière de mes états d’âme, j’ai entendu quelqu’un frapper timidement à la porte de l’appartement. Je me suis demandée qui cela pouvaitbien être. J’ai ouvert et me suis trouvée en face d’une large rangée de dents blanches qui me saluait dans l’obscurité. C’était Victor Jara, un de mes élèves à l’école de théâtre. Il était là, debout, tenant devant lui comme un bouclier un petit bouquet de fleurs. J’ai invité ce jeune homme robuste aux cheveux noirs et frisés à entrer quelques minutes, puis je l’ai remercié pour son geste. Je crois qu’il m’a demandée si je connaissais un livre sur le théâtre japonais Noh, car il s’y intéressait d’un point de vue scénique. La conversation fut brève, mais je me suis sentie moins désespérée durant quelques instants. C’était agréable de savoir que mes élèves se rappelaient encore de moi. (...)


Amanda était petite et trapue, avec un merveilleux sourire qui illuminait entièrement son visage. Elle était originaire de Quiriquina, un petit village de la province de Ñuble au sud du Chili. Il semblait évident que dans ses veines coulait du sang mapuche. Jamais elle ne parla de sa mère; quant à son père, elle ne le connaissait pas. Mais enfant, elle avait appris la musique populaire de la campagne, les chants de mariage et d’enterrement, ainsi que ceux qu’on entonnait en temps de récolte. Sa voix était douce et
forte, si bien qu’on faisait souvent appel à ses talents d’animatrice. Mais elle était aussi et surtout considérée comme une femme très courageuse.

Victor l’accompagnait fréquemment chez les autres habitants du village lorsqu’un enfant en bas âge venait à mourir, ce qui était fort habituel. Curieusement, la veillée qui se prolongeait toute la nuit devenait une occasion festive. Les gens croyaient, ou voulaient croire, que le bébé mort s’était transformé en un petit ange qui allait protéger ses parents et probablement intercéder en leur faveur auprès de Dieu. Comme le veut la tradition, on faisait asseoir le cadavre de l’enfant, on le maquillait, on l’habillait avec du papier blanc et on l’entourait de fleurs en papier – les fleurs naturelles étant trop coûteuses.

Le chant durait toute la nuit. Les premières heures étaient consacrées au solennel Canto a lo divino pour consoler les parents de leur perte. Souvent d’ailleurs, on faisait comme si le mort lui-même chantait. Mais au petit matin, on passait au Canto a lo humano, avec des textes au contenu plus terrestre et picaresque. Si la forme musicale et le style étaient traditionnels – une sorte d’étrange rengaine avec cette voix qui traîne à la fin de chaque phrase – les vers étaient improvisés à l’infini par les chanteurs. À moitié endormi, Victor se blottissait contre sa mère tandis qu’elle chantait. Il était hypnotisé par la longue cérémonie qui se déroulait dans la lumière chancelante des bougies. Il entendait aussi les gémissements et les sanglots de la mère du défunt. Et à l’aube, les rires éméchés. (...)


Amanda ne chantait plus. D’abord, parce qu’elle n’en avait pas le temps, mais aussi parce que personne ne le lui demandait. Ici, presque toutes les familles possédaient une radio et écoutaient de la musique commerciale : boléros, mambos, tangos, valses péruviennes et corridos mexicains. L’invasion musicale nordaméricaine n’avait pas encore commencé.

Abandonnée dans un coin de la pièce, la guitare de sa mère ne sonnait plus. Victor essaya alors de chercher des accords et des mélodies à l’oreille, de faire sa propre musique, d’inventer des paroles de chansons. Il tentait désespérément d’apprendre à en jouer correctement. Près de chez eux, il y avait une bodega avec un bar illégal dans le fond de la cour. De là, jaillissait souvent le son merveilleux d’une guitare. Un jour que la porte était entrouverte, Victor se mit à l’écouter, appuyé contre le chambranle.

L’interprète était le jeune Omar Pulgar. Il avait environ dix-huit ans et avait reçu une certaine formation musicale. Sa famille, toute honteuse d’avoir échoué à Jotabeche, se sentait au-dessus de la mêlée et faisait en sorte de ne pas se mélanger aux autres. Pourtant, en levant les yeux de sa guitare et en voyant ce petit garçon silencieux et attentif qu’il avait déjà croisé dans la rue, Omar se rendit compte que la musique l’impressionnait profondément.

Il l’invita donc à entrer et proposa de lui apprendre ce qu’il savait. La capacité de Victor à absorber ses enseignements et à créer des mélodies et des chansons était surprenante. Omar ignorait encore qu’Amanda était une chanteuse folklorique. Il savait juste qu’elle était cuisinière au marché et qu’elle travaillait beaucoup. Un jour cependant, il remarqua qu’elle pleurait en écoutant une très belle chanson populaire dont il avait apporté le disque. (...)


C’est en 1957 qu’il commença à fréquenter le Café Sao Paulo  de la rue Huérfanos, dans le centre de Santiago. Il était alors en deuxième année d’école de théâtre. Tous les midis, les intellectuels et les artistes se retrouvaient autour d’un café. C’est là que Victor fit la rencontre de Violeta Parra. À cette époque, seul un petit cercle de gens au Chili la connaissait. Elle revenait d’une première tournée en Europe, continent qu’elle avait parcouru pour faire connaître le folklore de son pays. Une première, sans doute. Entre autres choses, elle avait enregistré un certain nombre de chansons populaires chiliennes pour les archives de la BBC.

Violeta était une femme peu conventionnelle qui ne portait pas la moindre considération pour les apparences. Elle s’habillait simplement, comme une paysanne. À une époque où les femmes se distinguaient par leurs coiffures bouffantes ou leurs permanentes, elle laissait faire la nature et gardait ses cheveux longs, presque désordonnés. Elle avait déjà passé plusieurs années à battre la campagne avec ses deux enfants, Isabel et Angel, afin de recueillir la musique populaire. En ce sens, c’était une pionnière. Elle vivait au milieu des paysans ou jouait dans les cirques pauvres et déglingués qui allaient de village en village durant les mois d’été. Elle chantait, selon la tradition paysanne, de façon monotone et sans artifices. Sa guitare et sa voix semblaient sourdre de la terre.

Tout près des montagnes, dans un petit bungalow de La Reina, dans les environs de Santiago, vivait Violeta. Victor lui rendait visite assidûment et passait des soirées entières avec elle, dans la petite pièce du fond. Elle aimait son jeu de guitare ainsi que sa manière de chanter. Elle l’encouragea donc à persévérer et imagina même une joute musicale avec son fils Angel. Chacun devant défier l’autre et tenter de le dominer comme les poètes populaires qui improvisent des vers alternés. Le projet n’aboutira pas, mais Victor et Angel deviendront de grands amis. (...)

Victor a passé les quatre mois suivants à parcourir l’Europe de l’Est. Même si je savais que son amour pour moi était profond, j’ai connu de longs moments d’angoisse jusqu’à ce que les premières lettres arrivent. Elles se firent ensuite si fréquentes, tendres et amusantes que notre séparation n’avait plus rien d’insupportable. Je pense même que nous avons appris à mieux nous connaître.


Mon très cher amour,

La voie que j’ai choisie, celle du communisme, n’est pas incompatible avec l’amour que je ressens pour toi. Je n’ai jamais exigé, mon cœur, que toi aussi tu deviennes communiste à ton tour. Non. Je n’aurais aucun droit de te l’imposer. On ne peut exiger de quiconque, fût-il très proche, qu’il pense d’une façon déterminée. Je suis heureux, il est vrai, de savoir que tu n’es pas catholique et que les souffrances ont fait de toi une femme formidable capable d’être à la fois une amie sincère et une mère, capable aussi de m’aimer malgré tes désillusions passées. S’il te plaît, ne crois pas que je méprise tout ce qui n’est pas communiste. Nous sommes avant tout des êtres humains et un communiste a fortiori doit le démontrer car ce sont là les bases mêmes de ses principes. Tout le reste est fanatisme ou snobisme. Ne crois pas que je vais devenir une sorte d’apôtre, car je n’ai pas les qualités requises. Je n’ai pas non plus le temps d’être un fanatique. Ne crois pas non plus qu’un communiste actif se doive de rester enfermé vingt-quatre heures sur vingt-quatre et délaisser tout ce qui l’entoure. Non, mon amour. Il y a évidemment beaucoup de choses à faire, mais mes efforts tourneront sans doute autour du théâtre.

Quels peuvent bien être tes terribles défauts qui ne te permettent pas d’être avec moi et de m’aimer comme je t’aime ? Je ne suis pas Jésus-Christ et je n’ai pas l’intention de me retirer dans les montagnes pour méditer. Tu es la source et la finalité de mon travail. Voilà tout ce à quoi j’aspire.

Tu dis aussi que tu crains ceux qui vivent avec un idéal trop haut. C’est bien. Moi aussi, je crains ces mêmes personnes. Pour ce qui me concerne, avec le peu que tu sais de ma famille et des amis avec qui j’ai grandi, tu seras d’accord avec moi pour dire que je connais la vraie pauvreté. Je ne peux pas vivre dans un monde irréel. Et mon idéal de communiste n’a pas d’autre objectif que celui d’appuyer et d’encourager ceux qui croient qu’avec un régime populaire, le peuple sera heureux.  (...)

Victor était alors en relation très étroite avec Quilapayun. Parfois, le groupe tout entier venait à la maison pour célébrer un anniversaire ou une victoire à un festival. Ils arrivaient les bras chargés de provisions – de la viande à griller et des chuicos (des dames-jeannes) de vin – et d’instruments de musique. Willie et Carlos étaient les cuisiniers attitrés. C’étaient de véritables experts pour mettre en daube la viande et préparer les salades traditionnelles ainsi que la coriandre fraîche et les ails piquants. Nous échangions quelques plaisanteries, puis ils se lançaient dans une improvisation musicale qui terminait quelquefois en machitùn, une invocation aux dieux indigènes pour qu’ils te portent bonheur. On organisait des processions dans le jardin, on jouait du tambour et de la flûte, on s’amusait à exécuter des ordres en passant entre les arbres, sur les troncs morts. Finalement, on sortait à toute allure dans le patio, puis dans la rue, tandis que les chiens aboyaient et que les enfants, joyeux, dansaient autour de nous. Inutile de dire que Manuela et Amanda les adoraient. Il y avait là une belle brochette “d’oncles”, barbus et moustachus, qui rendaient jaloux les autres enfants du quartier.

Ils étaient tous jeunes, optimistes, et partageaient le même esprit de rébellion contre les conventions ridicules et la désuète bienséance. Ils aimaient surprendre en faisant des choses extravagantes.

Eduardo eut un jour l’idée d’inventer un humour spécifique afin de créer une unité dans le groupe. Ainsi, lorsqu’on les voyait séparément, ils pouvaient se montrer tranquilles voire timides. Néanmoins, dès lors qu’ils étaient ensemble, il n’y avait pas moyen de les arrêter. Quelquefois, cette unité semblait exclusive et leur valait certaines inimitiés, mais elle contribua à leur donner cette forte présence scénique et ce magnétisme. (...)

Après avoir visité mes vieux lieux de prédilection à Essen, du temps des Ballets Jooss, nous sommes arrivés à Londres quelques jours plus tard, accueillis par une pluie torrentielle. J’étais très émue car c’était la première fois que je revenais ici depuis 1958. C’était étrange de débarquer à Londres et de ne pas avoir de foyer, d’être une touriste étrangère en butte à des difficultés pour penser et parler en anglais, et surtout de découvrir que l’ambiance avait vraiment changé au cours des dix années durant lesquelles j’avais été absente. C’était la première visite de Victor. Il était désireux de se débarrasser des idées préconçues sur l’Angleterre et les Anglais, si tenaces au Chili, et de connaître la terre des Beatles.

Ce fut un peu notre lune de miel. L’une des rares occasions où nous avons pu être ensemble sans responsabilités professionnelles, politiques ou familiales. Nous regardions tout, bouches ouvertes, insouciants, avec la sensation d’être des provinciaux, et marchions en nous tenant la main sur le “Swinging London”.

Après être allés durant un mois au théâtre et avoir écumé ensemble les différents lieux de mon enfance, nos vacances partagées arrivèrent à leur terme. Victor devait signer un contrat avec le British Council, quant à moi, il me fallait rentrer au Chili car le travail m’attendait. Depuis quelques jours, j’étais de plus en plus anxieuse. Bien que nous n’ayons reçu que de bonnes nouvelles des enfants, j’étais rongée de craintes. J’avais eu des cauchemars où il était, je ne sais pourquoi, question de diabète.

Malgré l’intérêt professionnel qu’il portait à tout ce qu’il voyait, Victor était impatient de retourner au pays, où il avait tant à faire. Il ne se pardonnait pas de tourner en rond comme un amateur alors que le monde entier semblait sur le point d’exploser. Notre séparation fut accentuée par une longue grève de la poste qui avait paralysé le Chili. C’est à ce moment-là que j’ai découvert qu’Amanda était diabétique. Je dis “ découvert ” car les symptômes étaient classiques et c’est moi qui ai suggéré à notre médecin généraliste de lui faire une analyse de glycémie. (...)

Je ne pouvais pas croire que mes cauchemars aient pu être prophétiques. J’avais terriblement peur. Il me semblait à ce moment-là, même si le temps m’a démontré que je m’étais totalement trompée, qu’il n’y avait plus de possibilité de bonheur pour Amanda, ni pour nous tous. Je ne savais pas comment apprendre la nouvelle à Victor.

Il m’a fallu du sang, de la sueur et des larmes pour écrire la lettre que j’ai envoyée au sortir de la grève. Entre-temps, j’avais reçu du courrier de Victor, que quelques amis m’avaient remis en main propre, où j’apprenais qu’il se trouvait à Straford-Upon-Avon. C’est là, assis sur son lit dans un hôtel anglais, qu’il a écrit une de ses plus célèbres chansons. Il n’a pas créé Te recuerdo Amandaaprès avoir eu vent de sa maladie, mais parce qu’il était particulièrement sensible aux liens familiaux et à l’importance de l’amour. La chanson mêlait à la fois le passé et le futur, avec cet étrange sens prophétique qui caractérisait certains de ses textes. Les gens se demandent souvent s’il l’a écrite pour sa mère ou pour sa fille. À aucune des deux en particulier selon moi, car on y trouve aussi bien le sourire de sa mère que la promesse de la jeunesse de sa fille.

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